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            Un qui n’était pas content, mais alors vraiment pas content du tout de la tournure que prenaient les événements, c’était bien le Magnifique. Boubakar n’avait pas décroché de TFI depuis quarante-huit heures. Dans son royaume des Sablières, les nuits précédentes avaient été si agitées qu’il avait expédié ses « ministres » sur le front. Leurs rapports étaient accablants. Les gamins de la cité n’avaient pu résister à la tentation de se friter avec les CRS. Pas bon, tout ça. Pas bon du tout. Une histoire à s’attirer des emmerdes. Des années de patience, de ruse, pour convaincre les keufs de détourner les yeux de ce qui se passait sur les hauteurs de Certigny, à huit cents mètres à peine de la mairie, risquaient de se voir ruinées à cause de quelques facéties, des babioles d’ados un peu énervés. Il fallait remettre de l’ordre. Boubakar s’était bêtement laissé surprendre. Une défaillance, la fatigue, peut-être ? Depuis le mois de juillet, il avait projeté un petit séjour sous les tropiques, les Seychelles, ou son Sénégal natal, pourquoi pas, ou encore une virée à Monte-Carlo, histoire de flamber à la roulette un peu de la thune patiemment acquise… sans jamais se décider, remettant toujours au lendemain. Tout ça et puis les soucis avec les Lakdaoui, ça n’avait pas aidé à la sérénité. Cool, fallait rester cool.

            En attendant, une compagnie de CRS était garée à l’entrée de la cité.

            Aux Grands-Chênes, ça avait été le désastre. Bagnoles cramées, bus incendiés, feux de poubelles. Forcément, comment s’en étonner ? Les Lakdaoui s’étaient évanouis dans la nature depuis l’incendie de leur pizzeria ! Faiblards, les mecs. Une belle bande de dégonflés, Saïd, c’était rien qu’un gros frimeur gavé de pois chiches, avec sa panse alourdie au sidi-brahim. Les autres, des pétochards du même acabit. Lâcher une si belle affaire, c’était pas raisonnable. Les Grands-Chênes, c’était quand même un bon bizness, à bien y réfléchir. À force d’abuser de la harissa dans le couscous, fallait bien admettre que ça avait fini par leur coller la courante, aux frérots !

            Résultat, dans leur ex-fief, plus personne ne contrôlait la situation.

            Au Moulin, par contre, calme plat. Super zen. L’imam Reziane assurait. Un des « ministres » de Boubakar s’était rendu sur place. Nickel. Les barbus sillonnaient la place, dès la nuit tombée. Quelques Allah Akhbar beuglés à tue-tête et le résultat ne se faisait pas attendre. Paix et tranquillité. Les résidents restaient chez eux, claquemurés dans leur HLM, et les keufs y trouvaient leur compte. À peine deux ou trois voitures de patrouille, sirènes hurlantes, qui passaient au large, histoire de vérifier, d’intimider. De la frime, rien de plus.

            Beau boulot. Bravo, l’imam.

            Bon, et d’une, calmer les jeunots, interdire le moindre jet de pierre sur tout le territoire des Sablières, telle fut la consigne que Boubakar adressa à ses adjoints. Depuis le début des émeutes, c’était carrément galère d’acheminer les petites gazelles jusqu’au bois de Vincennes ou sur les Maréchaux. Les keufs interceptaient les bagnoles, au hasard un peu partout sur le trajet, dès la sortie de la cité, avec les aléas habituels, plan fouille du coffre, contrôle des papiers, mains au panier, ça devenait franchement agaçant. Susceptible comme il était, Dragomir, en charge du transport du précieux cheptel, risquait de péter les plombs, si bien que ça commençait à craindre. Sans compter qu’un soir, deux, trois à la limite, passe encore, mais une semaine à ce rythme-là, ça allait finir par creuser un sacré trou dans le tiroir-caisse ! Aux Sablières, on bossait à flux tendu. Boubakar aimait bien cette expression, flux tendu, ça sonnait plutôt chicos, il l’avait lue dans Challenges, un petit magazine bien sympa, qui se préoccupait de l’économie, de la Bourse, des tas de trucs a priori imbitables, sauf que si on s’y mettait, ça aidait bien à faire carburer les méninges.

            Et de deux, Puisque la situation s’y prêtait, pourquoi ne pas détourner l’attention des flics en faisant diversion du côté de la Brèche-aux-Loups ? Simple question d’opportunité. Si les gosses avaient besoin de se défouler, ça pouvait être très fun de les envoyer semer la merde à deux kilomètres à peine du territoire que s’était arrogé le Magnifique. Et de toute façon, ils n’avaient d’autre choix que d’obéir. En cas de rebuffade, Dragomir et sa milice de cinglés se chargeraient de botter le cul des récalcitrants. On allait bien voir comment Ceccati, ce gaulois nouveau venu dans le secteur, réagirait.

            Mine de rien, la désertion de ces gros patapoufs de Lakdaoui avait bouleversé la donne. Boubakar gambergeait ferme. Oui, Certigny était bel et bien à prendre. Une ville entière à cueillir, à ramasser comme une papaye bien mûre ! La pègre, comme la nature, a horreur du vide… ça valait la peine de s’agiter les neurones, de commencer à reluquer au-delà des frontières de la cité. Les Sablières, c’était une bonne combine, cool de chez cool, bien juteuse, mais après tout, qu’est-ce qui interdisait au Magnifique d’aller jouer dans la cour des grands ?

            Une fois par semaine au moins, il se projetait Scarface, le film de Brian De Palma, lequel narrait l’ascension de Tony Montana, un petit gangster cubain qui avait fait fortune en Floride dans le commerce de la dope au début des années 70… Une de ces innombrables fictions tirées de la réalité la plus crue. Le Magnifique s’était offert le coffret DVD Special Collector. C’était plus que jouissif de voir Al Pacino dans le rôle-titre sur un bel écran à plasma. Et cette salope de Michelle Pfeiffer, avec son cul de déesse, ses lèvres gourmandes, de celles qui signalent la bonne suceuse au premier coup d’œil, et c’était rien de dire s’il s’y connaissait, Boubakar…

            Scarface était le film-culte de tous les gamins des Sablières. Ils étaient capables d’en réciter la moindre réplique. Et surtout la plus emblématique :

            – J’ai les mains faites pour l’or, et elles sont dans la merde…

            Le groupe de rap Ministère A.M.E.R. avait jadis scandé Le monde est à moi, je suis Tony Montana ! Montana, une réussite exemplaire ! Un parcours qui prouvait que quand on avait une bonne paire de couilles, bien accrochées, pas des petites burnes rachitiques de pédés tout juste bons à se faire défoncer la rondelle dans les backrooms des boîtes à partouzes du Marais, alors là, oui, on pouvait grimper haut, très très haut.

            Mais bon, comme Ceccati, son idole Montana avait touché à l’héro, et le Magnifique avait toujours été très réticent de ce côté-là. Prudence, prudence. Méfiance, méfiance. Les putes, c’était moins risqué. Une paire de baffes, un coup de latte dans le bide, une brûlure de cigarette appliquée sur la pointe d’un sein, pile au milieu du téton, fallait viser juste quand elles se débattaient – pas facile, du premier coup, t’y arrivais jamais –, et ça filait droit. Tandis qu’avec les junkies, ça virait carrément au cirque Bouglione, le trip cage aux fauves, l’orchestre et ses flonflons, les clowns et la bataille de tartes à la crème. Mais d’un autre côté, y avait pas photo, l’héro, ça rapportait plus… beaucoup plus.

            Le Magnifique n’en finissait plus de se torturer l’intellect, ça devenait limite prise de tête. Fallait peser le pour et le contre. Pas se véner. C’était peut-être le moment de songer à modifier son plan de carrière, de renoncer à la modestie, à la prudence tatillonne qui avaient toujours guidé ses pas, et lui avaient jusqu’alors valu l’impunité… Une idée qui trottait dans sa cervelle et commençait à y faire son petit bout de chemin, cahin-caha. L’occasion idéale de relooker son CV. À vingt-cinq ans, l’âge de toutes les audaces, de toutes les aventures, Boubakar avait l’avenir devant lui. Après tant de cogitations, épuisantes, il décida de s’octroyer une pause.

            Un bon pétard, une turlute d’enfer administrée par une de ses gazelles favorites en sortant de son jacuzzi, et ça baignait.

            Elle était pas belle, la vie ?

 

Ils Sont Votre épouvante Et Vous êtes Leur Crainte: Roman Noir
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